L’univers concentrationnaire stalinien
Aucun journaliste n’a jamais pu pénétrer dans les camps de détention d’Union soviétique, si ce n’est comme prisonnier. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, nous ne savons que peu de chose des millions d’hommes et de femmes qui ont vécu, ont souffert et sont morts dans ces camps, surtout durant les années de la terreur stalinienne. La plupart resteront anonymes à jamais, leur souvenir n’ayant survécu que dans le cœur de ceux qui les ont connus et aimés. Mais parfois des bribes d’information ont pu filtrer sur l’un ou l’autre d’entre eux. L’une de ces exceptions fut Boris Nikolaïévitch Kornfeld.
Un Juif socialiste
Kornfeld était médecin. Ce simple fait nous donne déjà quelques indications sur sa famille, car dans la Russie d’après la Révolution, de telles études restaient fermées à tous ceux dont la famille avait eu le moindre lien avec la Russie tsariste. Sans doute, donc, ses parents étaient-ils des socialistes qui avaient mis leur espoir dans la Révolution. C’étaient en outre des Juifs.
Il était naturel que ces Juifs soutiennent la révolution de Lénine, car le haineux antisémitisme des tsars leur rendait la vie insoutenable depuis deux siècles. Nul doute que Kornfeld avait suivi les traces de ses parents et croyait au communisme comme voie de la nécessité historique ; car, à cette époque, les prisonniers n’étaient jamais des citoyens opposés au communisme ou souhaitant le retour du tsar. De telles personnes étaient tout bonnement exécutées. Ceux qui étaient emprisonnés étaient des adeptes de la Révolution, des socialistes ou des communistes qui n’avaient pas gardé entière leur allégeance à l’autorité de Staline. Nous ne savons rien du crime de Kornfeld, sinon que c’était un crime politique.
Contact
Emprisonné, Boris Kornfeld entra en contact avec un chrétien, un codétenu bon et cultivé, qui lui parla d’un messie juif venu accomplir les promesses que Dieu avait faites à Israël. Ce chrétien, dont nous ignorons le nom, souligna sans doute le fait que Jésus s’était adressé presque uniquement à des Juifs et avait affirmé être venu d’abord pour les Juifs. Le camp avait dépouillé Kornfeld de tout ce qu’il possédait, y compris sa conviction de pouvoir trouver le salut par le socialisme. Et voilà que cet homme lui apportait l’espoir – mais sous quelle forme !
Accepter Jésus-Christ, devenir l’un de ceux qui avaient toujours persécuté son peuple semblait à Kornfeld une trahison envers sa famille, envers tous ceux qui l’avaient précédé. Mais le médecin réfléchit à ce que le prisonnier chrétien lui avait dit. Il fut surpris de trouver des parallèles frappants entre les Juifs et ce Jésus. Cela avait toujours été un scandale pour le monde que Dieu se soit confié de manière exclusive à un seul peuple, les Juifs… Il en allait de même pour Jésus : le fait que Dieu se soit révélé sous la forme d’un homme avait toujours confondu la sagesse du monde. Comme les Juifs, Jésus était un signe. Aussi les hommes avaient-il dû Le tuer, comme les hommes au pouvoir tuaient les juifs pour conserver leurs illusions de toute-puissance. C’est ainsi que Staline, le nouveau dieu du monde, persécutait à la fois les Juifs et les chrétiens. Chacun des deux groupes était la preuve vivante du caractère blasphématoire de sa prétention au pouvoir absolu.
L’ennemi de l’intérieur
Kornfeld, en tant que médecin, eut la chance d’être relativement bien traité. Les médecins étaient rares dans ces camps isolés et éloignés de tout. Les autorités du camp ne pouvaient pas se permettre d’en perdre un, car non seulement les détenus mais aussi les gardiens pouvaient avoir besoin de soins médicaux. La résistance de Kornfeld au message chrétien peut avoir commencé à fléchir lors de son travail de médecin. Un gardien qu’il détestait avait reçu un coup de couteau qui avait sectionné une artère. En la suturant, le médecin eut l’idée de procéder de telle manière qu’elle se rouvre peu après l’opération. Le gardien serait mort rapidement et personne n’aurait su pourquoi. Kornfeld fut soudain saisi d’effroi devant la haine qu’il découvrait en lui-même. La haine dont il était victime avait engendré en son cœur une autre haine dont il était coupable. Cercle vicieux mortel ! Il était pris au piège du mal qu’il méprisait. Quelle liberté pourrait-il jamais connaître si son âme était prisonnière d’une telle haine meurtrière ? Elle faisait du monde entier un camp de concentration.
Virage
Kornfeld refit les sutures correctement. Ce faisant, il se surprit à répéter presque inconsciemment les mots qu’il avait entendu prononcer par son ami : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Etranges paroles dans la bouche d’un Juif. Mais il ne pouvait s’empêcher de les dire. Ayant vu le mal dans son propre cœur, il fallait qu’il prie pour en demander la purification. Et sa prière devait être adressée à un Dieu qui avait souffert comme lui : Jésus.
En tant que médecin, Kornfeld devait contresigner les décisions d’incarcération au « chizo », l’isolateur disciplinaire. Tout prisonnier qui ne plaisait pas aux autorités du camp ou qui les gênait était envoyé au « chizo », où il était enfermé seul dans une cellule minuscule, sombre, glaciale, une vraie chambre de torture. La signature du médecin sur les formulaires était censée certifier que le prisonnier avait suffisamment de forces et de santé pour supporter cette punition. Peu après s’être mis à prier pour son pardon, Kornfeld arrêta d’autoriser les mises au cachot : il refusa de signer les papiers. Il en avait signé des centaines auparavant, mais il ne le pouvait plus. Quelque chose s’était passé en lui qui ne le lui permettait plus.
Dénonciation
Pareille insoumission était déjà grave, mais il alla plus loin : il dénonça un « planqué ». Les planqués étaient des prisonniers choisis parmi ceux qui coopéraient avec les autorités du camp. En récompense, ils se voyaient attribuer des travaux qui n’équivalaient pas à une condamnation à mort : aux cuisines, à la boulangerie, dans les bureaux, à l’hôpital. Les autres détenus les haïssaient presque plus que les gardiens, car les planqués étaient des traîtres ; on ne pouvait jamais leur faire confiance. Ils volaient la nourriture des autres prisonniers et n’hésitaient pas à tuer quiconque tentait de les dénoncer ou de leur causer des ennuis.
Un jour, en faisant sa ronde, Kornfeld vint au chevet d’un de ses nombreux patients souffrant de pellagre, une maladie extrêmement commune dans les camps. Elle était une conséquence de la malnutrition. Le corps de l’homme était marqué par les ravages de la maladie. Son visage était livide comme une grande ecchymose. Kornfeld lui avait donné de la craie, du bon pain blanc et des harengs pour arrêter la diarrhée et faire parvenir des éléments nutritifs dans le sang. A peine avait-il quitté le patient que Kornfeld tomba sur un planqué bouffi, penché sur les restes d’une miche de pain blanc destiné au malade. L’homme le regarda effrontément, la bouche pleine. L’image du patient moribond était trop présente à son esprit : il ne pouvait simplement hausser les épaules et poursuivre son chemin. Sa nouvelle foi le lui interdisait. Il ne pouvait plus agir comme auparavant.
Le premier qui dit la vérité…
Quand Kornfeld dénonça le planqué au commandant, celui-ci trouva cette plainte bien curieuse. Il y avait depuis quelques temps une vague de meurtres dans le camp, et presque toutes les victimes étaient des mouchards. C’était pure folie, surtout à ce moment-là, de formuler une plainte contre quiconque. Mais le commandant se fit un malin plaisir de donner suite à la plainte et d’envoyer le planqué au cachot pour trois jours. Le refus de Kornfeld de contresigner les formulaires commençait à devenir gênant. Cet incident épargnerait tout tracas au commandant : le médecin avait préparé sa propre exécution.
Kornfeld n’était pas un homme plus brave qu’un autre. Il savait que sa vie serait en danger sitôt que le planqué serait ressorti du cachot. Mais, paradoxalement, en même temps que cette angoisse, lui venait une incroyable liberté. Ayant accepté la possibilité de la mort, Boris Kornfeld était maintenant libre de vivre. Il ne signait plus de papiers conduisant des hommes à la mort. Il ne fermait plus les yeux devant des cas de cruauté et d’injustice. Il disait ce qu’il voulait et faisait ce qu’il pouvait. Et bientôt il s’aperçut que la colère, la violence et la haine avaient disparu de son âme. Il se demanda s’il existait un autre homme en Russie qui connût une telle liberté !
Passer le relais …
Boris Kornfeld sentit le besoin de partager avec quelqu’un ce qu’il avait découvert, cette vie nouvelle d’obéissance et de liberté. Par un morne après-midi, il examina un patient qui venait d’être opéré d’un cancer de l’intestin. Ce jeune homme au crâne rond et à l’expression de petit garçon meurtri lui toucha le cœur. Son regard était triste et méfiant, son visage était déjà marqué par les années passées dans le camp et reflétait une profondeur de misère et de vide spirituels que Kornfeld avait rarement vue.
Il commença donc à lui raconter son histoire. La bouche une fois ouverte, il ne put plus s’arrêter. Le patient manqua le début du récit, car il était encore sous l’effet de l’anesthésie. Mais l’ardeur du médecin attira son attention et la retint, bien qu’il fût tremblant de fièvre. Pendant toute l’après-midi et jusque tard dans la nuit, le médecin lui parla, décrivant sa conversion à Christ et la liberté qu’il venait de trouver. Le patient était conscient d’entendre une confession incroyable. Bien que la douleur de l’opération soit encore violente, il resta suspendu jusqu’au bout aux paroles du médecin.
Epilogue
Le lendemain matin, il fut réveillé par des bruits de pas venant du côté de la salle d’opération. Sa première pensée fut pour le médecin, mais son nouvel ami ne vint pas. Un autre patient lui apprit alors ce qui s’était passé. Pendant la nuit, tandis que Kornfeld dormait, un homme s’était approché sans bruit et lui avait assené huit coups de marteau de plâtrier sur sa tête. Ce fut en vain qu’on le transporta d’urgence en salle d’opération. Il mourut sans avoir repris connaissance.
Mais son témoignage ne mourut pas. Le patient médita les dernières paroles, passionnées, du médecin. Il devint chrétien à son tour. Il survécut au camp de détention et raconta au monde ce qu’il y avait vu. Ce patient s’appelait Alexandre Soljénitsyne.
Aucun journaliste n’a jamais pu pénétrer dans les camps de détention d’Union soviétique, si ce n’est comme prisonnier. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, nous ne savons que peu de chose des millions d’hommes et de femmes qui ont vécu, ont souffert et sont morts dans ces camps, surtout durant les années de la terreur stalinienne. La plupart resteront anonymes à jamais, leur souvenir n’ayant survécu que dans le cœur de ceux qui les ont connus et aimés. Mais parfois des bribes d’information ont pu filtrer sur l’un ou l’autre d’entre eux. L’une de ces exceptions fut Boris Nikolaïévitch Kornfeld.
Un Juif socialiste
Kornfeld était médecin. Ce simple fait nous donne déjà quelques indications sur sa famille, car dans la Russie d’après la Révolution, de telles études restaient fermées à tous ceux dont la famille avait eu le moindre lien avec la Russie tsariste. Sans doute, donc, ses parents étaient-ils des socialistes qui avaient mis leur espoir dans la Révolution. C’étaient en outre des Juifs.
Il était naturel que ces Juifs soutiennent la révolution de Lénine, car le haineux antisémitisme des tsars leur rendait la vie insoutenable depuis deux siècles. Nul doute que Kornfeld avait suivi les traces de ses parents et croyait au communisme comme voie de la nécessité historique ; car, à cette époque, les prisonniers n’étaient jamais des citoyens opposés au communisme ou souhaitant le retour du tsar. De telles personnes étaient tout bonnement exécutées. Ceux qui étaient emprisonnés étaient des adeptes de la Révolution, des socialistes ou des communistes qui n’avaient pas gardé entière leur allégeance à l’autorité de Staline. Nous ne savons rien du crime de Kornfeld, sinon que c’était un crime politique.
Contact
Emprisonné, Boris Kornfeld entra en contact avec un chrétien, un codétenu bon et cultivé, qui lui parla d’un messie juif venu accomplir les promesses que Dieu avait faites à Israël. Ce chrétien, dont nous ignorons le nom, souligna sans doute le fait que Jésus s’était adressé presque uniquement à des Juifs et avait affirmé être venu d’abord pour les Juifs. Le camp avait dépouillé Kornfeld de tout ce qu’il possédait, y compris sa conviction de pouvoir trouver le salut par le socialisme. Et voilà que cet homme lui apportait l’espoir – mais sous quelle forme !
Accepter Jésus-Christ, devenir l’un de ceux qui avaient toujours persécuté son peuple semblait à Kornfeld une trahison envers sa famille, envers tous ceux qui l’avaient précédé. Mais le médecin réfléchit à ce que le prisonnier chrétien lui avait dit. Il fut surpris de trouver des parallèles frappants entre les Juifs et ce Jésus. Cela avait toujours été un scandale pour le monde que Dieu se soit confié de manière exclusive à un seul peuple, les Juifs… Il en allait de même pour Jésus : le fait que Dieu se soit révélé sous la forme d’un homme avait toujours confondu la sagesse du monde. Comme les Juifs, Jésus était un signe. Aussi les hommes avaient-il dû Le tuer, comme les hommes au pouvoir tuaient les juifs pour conserver leurs illusions de toute-puissance. C’est ainsi que Staline, le nouveau dieu du monde, persécutait à la fois les Juifs et les chrétiens. Chacun des deux groupes était la preuve vivante du caractère blasphématoire de sa prétention au pouvoir absolu.
L’ennemi de l’intérieur
Kornfeld, en tant que médecin, eut la chance d’être relativement bien traité. Les médecins étaient rares dans ces camps isolés et éloignés de tout. Les autorités du camp ne pouvaient pas se permettre d’en perdre un, car non seulement les détenus mais aussi les gardiens pouvaient avoir besoin de soins médicaux. La résistance de Kornfeld au message chrétien peut avoir commencé à fléchir lors de son travail de médecin. Un gardien qu’il détestait avait reçu un coup de couteau qui avait sectionné une artère. En la suturant, le médecin eut l’idée de procéder de telle manière qu’elle se rouvre peu après l’opération. Le gardien serait mort rapidement et personne n’aurait su pourquoi. Kornfeld fut soudain saisi d’effroi devant la haine qu’il découvrait en lui-même. La haine dont il était victime avait engendré en son cœur une autre haine dont il était coupable. Cercle vicieux mortel ! Il était pris au piège du mal qu’il méprisait. Quelle liberté pourrait-il jamais connaître si son âme était prisonnière d’une telle haine meurtrière ? Elle faisait du monde entier un camp de concentration.
Virage
Kornfeld refit les sutures correctement. Ce faisant, il se surprit à répéter presque inconsciemment les mots qu’il avait entendu prononcer par son ami : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Etranges paroles dans la bouche d’un Juif. Mais il ne pouvait s’empêcher de les dire. Ayant vu le mal dans son propre cœur, il fallait qu’il prie pour en demander la purification. Et sa prière devait être adressée à un Dieu qui avait souffert comme lui : Jésus.
En tant que médecin, Kornfeld devait contresigner les décisions d’incarcération au « chizo », l’isolateur disciplinaire. Tout prisonnier qui ne plaisait pas aux autorités du camp ou qui les gênait était envoyé au « chizo », où il était enfermé seul dans une cellule minuscule, sombre, glaciale, une vraie chambre de torture. La signature du médecin sur les formulaires était censée certifier que le prisonnier avait suffisamment de forces et de santé pour supporter cette punition. Peu après s’être mis à prier pour son pardon, Kornfeld arrêta d’autoriser les mises au cachot : il refusa de signer les papiers. Il en avait signé des centaines auparavant, mais il ne le pouvait plus. Quelque chose s’était passé en lui qui ne le lui permettait plus.
Dénonciation
Pareille insoumission était déjà grave, mais il alla plus loin : il dénonça un « planqué ». Les planqués étaient des prisonniers choisis parmi ceux qui coopéraient avec les autorités du camp. En récompense, ils se voyaient attribuer des travaux qui n’équivalaient pas à une condamnation à mort : aux cuisines, à la boulangerie, dans les bureaux, à l’hôpital. Les autres détenus les haïssaient presque plus que les gardiens, car les planqués étaient des traîtres ; on ne pouvait jamais leur faire confiance. Ils volaient la nourriture des autres prisonniers et n’hésitaient pas à tuer quiconque tentait de les dénoncer ou de leur causer des ennuis.
Un jour, en faisant sa ronde, Kornfeld vint au chevet d’un de ses nombreux patients souffrant de pellagre, une maladie extrêmement commune dans les camps. Elle était une conséquence de la malnutrition. Le corps de l’homme était marqué par les ravages de la maladie. Son visage était livide comme une grande ecchymose. Kornfeld lui avait donné de la craie, du bon pain blanc et des harengs pour arrêter la diarrhée et faire parvenir des éléments nutritifs dans le sang. A peine avait-il quitté le patient que Kornfeld tomba sur un planqué bouffi, penché sur les restes d’une miche de pain blanc destiné au malade. L’homme le regarda effrontément, la bouche pleine. L’image du patient moribond était trop présente à son esprit : il ne pouvait simplement hausser les épaules et poursuivre son chemin. Sa nouvelle foi le lui interdisait. Il ne pouvait plus agir comme auparavant.
Le premier qui dit la vérité…
Quand Kornfeld dénonça le planqué au commandant, celui-ci trouva cette plainte bien curieuse. Il y avait depuis quelques temps une vague de meurtres dans le camp, et presque toutes les victimes étaient des mouchards. C’était pure folie, surtout à ce moment-là, de formuler une plainte contre quiconque. Mais le commandant se fit un malin plaisir de donner suite à la plainte et d’envoyer le planqué au cachot pour trois jours. Le refus de Kornfeld de contresigner les formulaires commençait à devenir gênant. Cet incident épargnerait tout tracas au commandant : le médecin avait préparé sa propre exécution.
Kornfeld n’était pas un homme plus brave qu’un autre. Il savait que sa vie serait en danger sitôt que le planqué serait ressorti du cachot. Mais, paradoxalement, en même temps que cette angoisse, lui venait une incroyable liberté. Ayant accepté la possibilité de la mort, Boris Kornfeld était maintenant libre de vivre. Il ne signait plus de papiers conduisant des hommes à la mort. Il ne fermait plus les yeux devant des cas de cruauté et d’injustice. Il disait ce qu’il voulait et faisait ce qu’il pouvait. Et bientôt il s’aperçut que la colère, la violence et la haine avaient disparu de son âme. Il se demanda s’il existait un autre homme en Russie qui connût une telle liberté !
Passer le relais …
Boris Kornfeld sentit le besoin de partager avec quelqu’un ce qu’il avait découvert, cette vie nouvelle d’obéissance et de liberté. Par un morne après-midi, il examina un patient qui venait d’être opéré d’un cancer de l’intestin. Ce jeune homme au crâne rond et à l’expression de petit garçon meurtri lui toucha le cœur. Son regard était triste et méfiant, son visage était déjà marqué par les années passées dans le camp et reflétait une profondeur de misère et de vide spirituels que Kornfeld avait rarement vue.
Il commença donc à lui raconter son histoire. La bouche une fois ouverte, il ne put plus s’arrêter. Le patient manqua le début du récit, car il était encore sous l’effet de l’anesthésie. Mais l’ardeur du médecin attira son attention et la retint, bien qu’il fût tremblant de fièvre. Pendant toute l’après-midi et jusque tard dans la nuit, le médecin lui parla, décrivant sa conversion à Christ et la liberté qu’il venait de trouver. Le patient était conscient d’entendre une confession incroyable. Bien que la douleur de l’opération soit encore violente, il resta suspendu jusqu’au bout aux paroles du médecin.
Epilogue
Le lendemain matin, il fut réveillé par des bruits de pas venant du côté de la salle d’opération. Sa première pensée fut pour le médecin, mais son nouvel ami ne vint pas. Un autre patient lui apprit alors ce qui s’était passé. Pendant la nuit, tandis que Kornfeld dormait, un homme s’était approché sans bruit et lui avait assené huit coups de marteau de plâtrier sur sa tête. Ce fut en vain qu’on le transporta d’urgence en salle d’opération. Il mourut sans avoir repris connaissance.
Mais son témoignage ne mourut pas. Le patient médita les dernières paroles, passionnées, du médecin. Il devint chrétien à son tour. Il survécut au camp de détention et raconta au monde ce qu’il y avait vu. Ce patient s’appelait Alexandre Soljénitsyne.
Que sert-il à un homme de gagner le monde entier s'il perd son âme : Jésus
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