En réflexion sur le déplacement
toujours plus rapide des normes éthiques traditionnelles, j’ai été interpellé par l’analyse faite par
Jean-Claude Guillebaud dans son livre « La tyrannie du plaisir »
(Editions Seuil). Je vous la livre ici ! Quand une société veut se libérer
de ce qu’elle considère comme une prison morale, quand elle cherche à raser,
niveler toutes les valeurs pour les mettre à égalité, que lui reste-t-il comme
recours, si ce n’est la dérive sécuritaire !
Dérive
sécuritaire
Deux notions ont colonisé
durant ces dernières années l’univers du droit : celle de violence et celle
de sécurité. Le Nouveau Code pénal, promulgué en 1993, en porte à lui seul
témoignage. Le titre du chapitre sur les violences sexuelles a changé de
nom : non plus les « attentats contre les mœurs », comme le
voulait le texte depuis 1810, mais « les agressions sexuelles », non plus
l’allusion à la pudeur mais l’allusion exclusive à la violence.
Si l’aspect répressif du droit
l’emporte de plus en plus, ce n’est pas le fait du hasard. « Les débats
parlementaires sur le sujet furent symptomatiques de la difficulté
contemporaine à repérer une norme à laquelle se référer dans un moment
historique où les places respectives des hommes et des femmes se sont
brouillées et où leurs relations sont devenues une question sans réponse à
priori : Alain Ehrenberg. »
Le désarroi judiciaire
Le juridique voit son statut
subitement rehaussé dans nos sociétés démocratiques. Alors qu’on lui demandait
jusque-là de pacifier les rapports sociaux, de servir de relais à l’action de l’Etat
ou de protéger les mœurs, voici que d’un coup il est prié d’organiser le monde.
Lorsque les religions désertent l’horizon démocratique, que les idéologies sont
en mal d’utopies et que l’Etat-providence est à bout de ressource, c’est vers
le droit que l’on se retourne pour exiger la justice.
Nous sommes tous témoins –
directement ou par médias interposés – de ces situations rocambolesques qui
voient des magistrats ou des policiers impliqués, à leur corps défendant, dans
des conflits privés qui opposent non plus des intérêts juridiquement identifiables
mais des croyances irréductibles, des conceptions du monde, des morales
antagonistes. Ce qui leur est alors demandé, ce n’est plus seulement de dire le
droit mais d’édicter une valeur, de fixer une norme morale ou philosophique.
Les voilà promus gardiens non plus exclusivement de la loi mais du sens,
thaumaturges malgré eux, chargés de faire des miracles.
Angoisse individuelle
Confronté à l’illisibilité,
voire à la disparition des normes, l’individu occidental se sent écrasé, en
effet, par le poids d’une responsabilité que plus rien ne vient guider. Comme
le disait Marcel Gauchet en 1985, « l’individualisme libertaire s’est mué
en individualisme peureux car le déclin de la religion se paie en difficulté d’être
soi. Nous sommes voués à vivre désormais à nu et dans l’angoisse ce qui nous
fut plus ou moins épargné depuis le début de l’aventure humaine par la grâce
des dieux. A chacun d’élaborer ses réponses pour son propre compte. »
Misère et fragilité de l’individu,
en effet ! La nouvelle liberté des mœurs, dont plus personne n’est capable
de fixer les limites, a pour conséquence de faire supporter à l’individu des
responsabilités de plus en plus lourdes, de l’épuiser psychologiquement dans
des auto-contrôles permanents. Individualisme d’autant plus difficile à assumer
concernant les mœurs que, dans leur incohérence désinvolte, nos sociétés
continuent d’exhiber ce qu’elles répriment et de vendre à l’encan ce qu’elles
prohibent. Juges et policiers se voient assignés la mission de prendre en
charge cet illogisme. « Le droit n’est plus nulle part et il est partout,
dévalorisé dans sa signification, survalorisé dans son pouvoir : IrèneThéry, spécialiste du droit de la famille. »
Le recours aux experts
Comment le juge peut-il
échapper à ce piège ? C’est bien simple : en se défaussant, à son
tour, sur un autre protagoniste, l’expert psychiatre et le médecin. Le rôle
grandissant joué dans les prétoires et auprès des magistrats par les experts de
toutes sortes – psychiatres, sexologues, sociologues ou neurologues – est l’un
des phénomènes les plus inquiétants et les moins souvent dénoncés qui soient.
Rétifs à tout discours moral normatif, instinctivement rebelles à tout jugement
de nature éthique, fondé sur la croyance et la responsabilité, nous capitulons
sans problème devant la fausse majesté du médical. Nous redevenons des superstitieux
idolâtres face au « savant » qui énonce ses conclusions.
Il faut voir avec quelle
facilité apparente, au sujet de tragédies familiales ou personnelles, le
verdict d’un de ces experts est pieusement reçu, de préférence à toute autre
considération. Rejetant avec dédain le moraliste, le philosophe ou le prêtre,
nous consentons ainsi à faire de Diafoirus notre nouveau directeur de
conscience.
Ce recours empressé à des
savoirs, dont nous préférons oublier qu’ils sont aléatoires, contestables,
falsifiables, est une superstition au sens propre du terme. Les psys sont
ainsi, malgré eux, mis à la fois en place de sorciers et d’auxiliaires de justice ;
à ce titre, ils ne peuvent qu’être en faillite. Si à moyen terme cette logique
devait continuer à organiser les incidences de la psy et de la justice, la
chasse aux sorcières risque d’être bientôt ouverte, surtout si les psys, cédant
à la tentation de la toute-puissance qu’on leur propose, ne s’acharnent pas à
dire qu’ils ne sont ni des sorciers ni des illusionnistes.
Conclusion
Le juge et le docteur sont
devenus les gardiens du droit. Orphelins du sens, nous attendons de leur
science qu’elle nous désigne des repères minimaux, maigres succédanés des
adhésions éthiques ou religieuses de jadis. Le préjudice, le risque, le coût,
la pathologie, le Code pénal, la vengeance émotive et médiatisée : telles
sont les nouvelles régulations dont nous acceptons dorénavant la tyrannie.
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