mercredi 20 septembre 2006

La victoire du christianisme


Extrait du livre de Luc Ferry "Apprendre à vivre" paru aux Editions Plon

Il y a dans le contenu du christianisme, notamment sur le plan moral, des idées qui, même pour des non-croyants, ont encore aujourd'hui une importance majeure, des idées qui vont, une fois détachées de leurs sources purement religieuses, acquérir une autonomie telle qu'elles vont pouvoir être reprises dans la philosophie moderne, et même par des athées. Par exemple, l'idée que la valeur morale d'un être humain ne dépend pas de ses dons ou de ses talents naturels, mais de l'usage qu'il en fait, de sa liberté et non de sa nature, est une idée que le christianisme va donner à l'humanité et que bien des morales modernes, non chrétiennes voire antichrétiennes, vont malgré tout reprendre à leur compte...
En s'appuyant sur une définition de la personne humaine et sur une pensée inédite de l'amour, le christianisme va laisser des traces incomparables dans l'histoire des idées. Ne pas les comprendre, c'est aussi s'interdire toute compréhension du monde intellectuel et moral dans lequel nous vivons encore aujourd'hui. Pour t'en donner un seul exemple, il est tout à fait clair que, sans cette valorisation typiquement chrétienne de la personne humaine, de l'individu comme tel, jamais la philosophie des droits de l'homme à laquelle nous sommes si attachés aujourd'hui n'aurait vu le jour...
Ce qui va permettre d'approcher le divin, de le connaître et même de le contempler est désormais d'un tout autre ordre. Ce qui compte avant tout, ce n'est plus l'intelligence mais la confiance faite dans la parole d'un homme, l'Homme-Dieu, le Christ, qui prétend être le fils de Dieu, le logos incarné. On va le croire parce qu'il est digne de foi - et les miracles accomplis par Lui auront aussi leur part dans le crédit qu'on Lui accorde. Souviens-toi, une fois encore, que confiance, à l'origine, veut dire aussi bien "foi". Pour contempler Dieu, l'instrument théorique adéquant est la foi, pas la raison, et pour cela, il faut accorder tout son crédit à la parole du Christ qui annonce "la bonne nouvelle" : celle selon laquelle nous sommes sauvés par la foi, justement, et non par nos propres "oeuvres", c'est-à-dire par nos actions trop humaines, seraient-elles admirables. Il ne s'agit plus tant de penser par soi-même que de faire confiance en un Autre...
Paul trace ici l'image, inouïe à l'époque, d'un Dieu qui n'est plus grandiose : il n'est ni colérique, ni terrifaint, ni plein de puissance comme celui des Juifs, mais faible et miséricordieux au point de se laisser crucifier - ce qui, au regard du judaïsme de l'époque, suffirait à prouver qu'il n'a vraiment rien de divin! Mais il n'est pas non plus cosmique et sublime comme celui des Grecs qui en font de manière panthéisite la structure parfaite du Tout de l'univers. Et c'est justement ce sacndale et cette folie qui font sa force : c'est par son humilité, et en la demandant à ceux qui vont croire en lui, qu'il va devenir le porte-parole des faibles, des petits, des sans-grade. Des centaines de millions de gens se reconnaissent, aujourd'hui encore, dans l'étrange force de cette faiblesse même...
Le christianisme va apporter l'idée que l'humanité est foncièrement une et que les hommes sont égaux en dignité - idée inouïe à l'époque et dont notre univers démocratique sera de part en part l'héritier... La liberté de choix, le "libre arbitre" devient fondement de la morale et la notion d'égale dignité de tous les êtres humains fait sa première apparition... Sur le plan moral, le christianisme opère une véritable révolution dans l'histoire de la pensée, une révolution qui se fera encore sentir jusque dans la grande Déclaration des droits de l'homme de 1789 dont l'héritage chrétien, sur ce plan, n'est pas douteux...
Si le logos, le divin, est incarné dans une personne, celle du Christ, la providence change de sens. Elle cesse d'être, comme chez les stoïciens, un destin anonyme et aveugle pour devenir une attention personnelle et bienveillante comparable à celle d'un père pour ses enfants... La personnalisation du logos change toutes les données du problème : si les promesses qui me sont faites par le Christ, ce Verbe incarné que des témoins fiables ont pu voir de leurs yeux, sont véridiques, si la providence divine me prend en charge en tant que personne, si humble soit-elle, alors mon immortalité sera, elle aussi, personnelle. C'est alors la mort elle-même, et non seulement les peurs qu'elle suscite en nous, qui se trouve enfin vaincue. L'immortalité n'est plus celle, anonyme et cosmique, du stoïcisme, mais celle, individuelle et consciente, de la résurrection des âmes accompagnées de leur "corps glorieux". C'est ainsi la dimension de l'"amour en Dieu" qui vient conférer son sens ultime à cette révolution opérée par le christianisme dans les termes de la pensée grecque. C'est cet amour, qui se trouve au coeur de la nouvelle doctrine du salut, qui s'avère, au final, "plus fort que la mort".

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